La honte du mitron
Notes
Frédéric O. Sillig
Ici, c'est l'odeur du poisson qui sent le poisson.
Ici, c'est aussi l'huître qui s'ouvre toute seule, le bar de chalut à l'écaille mate, la noix de saint-jaques à la Pirelli, l'agnelle néo-zélandaise aux hormones mâles, le veau carencé en leucocytes mais chargé comme Richard Virenque, le crustacé aux yeux pâles, le jambon reconstitué gorgé d'eau et de sel et fumé à la seringue, l'avachissement de salade pré-lavée pour stakhanovistes de la lime à ongle, les anémismes de volaille plumée au Karcher, les pâtes molles anéanties par la pasteurisation et durcies par le froid , les pâtes dures ramollies par les agents plastifiants, le jaune d'œuf en bidon de quinze litres, les grands crûs rescapés de l'insolation ou du syndrome du bébé secoué, les lamelles carnées mutées en fondue pour agapes apologiques du poil dans la main. sans oublier les vraies rognures occidentales en devenir de faire-valoir à de piquants et sucrés faux frissons orientaux.
Et bien entendu toute la gamme des produits industriels néo-libéraux hyperdynamisants pour les budgets des agences de pub et l'actionnariat moyen à supérieur,. Mais surtout hyperlipidisés, hyperhydratés, hyperglycemiés, hyperglutamatisés, hypercalorisés, hypertaxés mais hypovitaminisés, hypogustativisés, hyponutritionisés spécialement pour la traditionnelle clientèle la plus hyperconditionnée, hyperlobotomisée, hypercathodisée, hyperpondéralisée et surtout hypopécuniairisée et hypoculturisée voire hypoalphabétisée ; en fait, pour M. Preskovitch01, tout le nécessaire à la fabrication de doubitchous, schpozis ou de kloug.
C'est ici que mon avarice, euphémisée en « principe-d'-économie », me conduit chaque mois pour faire le plein des cachous qui sont nécessaires à certains de mes neuro-transmetteurs depuis mon divorce d'avec la Gitane.
Trajet en ascenseur vitré où l'odeur épouvantable de viande en rupture de fraîcheur est un peu atténuée mais qui offre un travelling vertical sur les présentoirs frigorifiques aux toits noirs de crasse et de graisse figée. Subreptice croisement avec les trois cent livres du jeune gérant de l'officine, la trentaine, cheveu noir, gras et luisant, lippe dédaigneuse, démarche affairée, adipeuse et mécanique, visage éclairé par une farouche satisfaction à houspiller le petit personnel. Puant. Un gibier de casting ... pour Chaplin, Fellini ou Jeunet. Puis les caisses : Les caisses des pros, les caisses des autres. C'est la démarche économico-ségregationiste des lieux.
Derrière les premières ne se pressent pas comme on pourrait le croire, hôteliers, sommeliers, cuisiniers, confiseurs, maîtres d'hotel, marmitons, poissoniers, pâtissiers, entremetteurs ou autres sauciers. Non.
Mais des... « RESTAURATEURS ».
En fait, des comptables à l'oeil sournois, qui règnent en maître sur leur petites équipes d'esclaves shrilankais, ivoiriens ou ganhéens, souvent logés en formule trois-huit, qu'ils ont initié, au prix de l'arrachement de leurs propres entrailles, aux secrets de l'immersion minutée de sacs de plastique dans l'eau bouillante ou des vertiges de l'attente devant un guichet de micro-onde. Oui, la surveillance du tiroir caisse, la gestion musclée du matériel humain sont leur seules activités qui s'ajoutent à leur emblematiques et lancinantes processions en salle, pantoufles et rassurante veste de tricot, accessoires en charge d'atténuer l'assimetrie du standing exigé par l'inconscient de leur clientèle d'avec celui de ses propres ressources culturelles et financières.
Derrière les secondes, la triste cohorte des résignés caloriques, des clients gamma, le regard chiffonné par l'horreur d'être une fois de plus relégués à la portion congrue sans aucun de rabais de quantité. Voués à l'anonymat et à ce qu'ils croient être la triste condition d'un élément terminal de la chaîne commerciale ... voire alimentaire. Je m'inscris panurgément dans la colonne.
Un logo affiché sur la porte d'une camionnette mal garée que j'aperçois au delà du couloir vitré attire singulièrement mon attention. RM. Ce sont les initiales d'un confiseur et pâtissier chez qui nous nous servons avec plaisir, mon épouse et moi, en toutes occasions, sachant apprécier les compétences de ce jeune homme qui s'est établi voilà quelques années, après des classes faites chez un grand nom de la profession, dans un endroit facile d'accès et proche de nos habitudes. Il n'est pas rare que, Danièle et moi, nous nous y installions quelques minutes pour y prendre un café post-mercurial. Je suis saisi d'une certaine gêne pour ce monsieur à qui je n'ai pourtant jamais adressé la parole et pour qui je dois être un parfait inconnu. Sans doute le déséquilibre entre l'estime que j'ai pour sa compétence et la présence d'une de ses camionnettes en ce lieu d'une vulgarité si criante.
J'ai enfin pu payer mon dû et je m'éloigne des caisses à contre courrant pour sortir par une porte plus proche de ma voiture. J'ai déjà oublié mon patron mitron. Mais le voici qui surgit de derrière une pile de cageots, lui-même en personne, arc-bouté sur le timon d'un chariot lourdement chargé dont j'inspecte immédiatement et machinalement le contenu d'un oeil plus inquiet qu'inquisiteur sans me soucier une seconde de saluer ce monsieur qui doit ignorer jusqu'à mon existence sur terre. Le contenu de la livraison consiste essentiellement en du carton, du papier d'emballage, de la cellophane, du papier sulfurisé, de la feuille aluminium, du film alimentaire et quelques gros bidons de produits de nettoiement. Me voilà rassuré et soulagé pour sa conscience à lui, que je me surprends à prétendre vouloir gérer moi-même. Quand même, je tente un furtif coup d'oeil sur son faciès, histoire de contempler son professionnel détachement. Raté ! Son regard a verrouillé le mien.
Un regard honteux, prostré, contrit, coupable, misérable, torpide, miteux, écrasé, languide, piteux, déguenillé, déconfit, torturé, anéanti, triste, petit, minuscule.
Et l'oreille basse, il me dédouane son chargement en bredouillant :
— Y a pas de comestibles !
FOS © 13.01.2007
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